En 1929 les perspectives sombres s'amoncelaient. Les inquiétudes grandissantes envahissaient les esprits. Deux mois plus tôt, octobre avait vécu son jeudi et son mardi noir. Vingt et un jours de baisse ininterrompue à Wall Street. La crise faisait des ravages parmi les plus pauvres. Elle tuait aussi les riches qui ne l'étaient plus. Edgard et Mary se situaient entre les deux, entre les pauvres et les riches, entre les vivants et les morts. Tout allait si vite ! Ils ne savaient réellement de quel côté basculerait leur destinée. Pourtant ils survivaient, plutôt bien, sur leurs acquis, mais pour combien de temps encore ?
Les taux d'intérêts avaient fait un bond prodigieux mettant les emprunteurs dans des situations inextricables. Les créanciers intraitables remplissaient les rues de familles expulsées. C'est par crainte d'un tel événement qu'Edgard et Mary s'étaient empressés de vendre leur superbe maison de la côte est, située à 2h de New York.
La vente s'était faite en un temps record, entre la décision de la veille et l'acquéreur rencontré par hasard dès le lendemain, un certain Charlie Berns. Certes, ils l'avaient bradée mais aujourd'hui plus personne n'en voudrait le prix qu'ils en avaient obtenu; la vue sur l'océan n'attirait plus grand monde.
Bon nombre de leurs meubles avaient été cédés avec la maison. De toute façon le modeste appartement dont ils étaient locataire aujourd'hui ne les aurait jamais tous contenus. Seul le piano avait été l'objet de l'insistance de Mary. Elle n'avait pu s'en séparer, Edgard n'avait pas eu la force de la voir pleurer une fois encore et n'avait même pas cherché à la dissuader.
C'est ainsi que ce piano, seul vrai témoignage de leur passé commun, se trouvait à Manhattan, le long d'un mur de la minuscule pièce principale de leur petit appartement situé au 7ème étage de la 42ème rue, à l'est de la 5ème avenue, au numéro 264.
Ils avaient conservé une table ronde de faible circonférence héritée des parents d'Edgard, un fauteuil aux larges accoudoirs, quelques tableaux sans valeur et une lampe. Chez les Mac Kenzie on se transmettait depuis toujours et jusqu'à épuisement tout ce qui faisait la fierté de l'appartenance au clan.
Mary n'avait pas eu cette chance, celle de connaître sa famille. Elle n'en avait pas. Elle avait eu des parents adoptifs mais il y a bien longtemps qu'elle n'en avait plus de nouvelles. Elle avait pourtant été bien élevée, avec une très bonne éducation, comme il faut, comme ils disent ! Ses moments d'évasion avaient toujours été ses leçons de piano. Une famille, ça lui manquait et elle espérait bien en fonder une, avec son écossais d'Edgard, avec des enfants qu'ils chériraient même si la crise devait durer. Et ce n’était pas facile.
Edgard était soucieux. Ses pensées se concentraient sur les nouvelles du jour piochées dans le Daily News ce journal récent qui avait le vent en poupe grâce à ses nombreuses illustrations photographiques.
Il avait survolé les dernières déclarations du 31ème président, Herbert Hoover ; la première prestation cinématographique de Johnny Weissmuller dans Glorifying the american girl, ne portant pour tout vêtement qu'une simple feuille de vigne, et qui se produisait dans une des nombreuses salles de cinéma de leur rue, tel qu'il pouvait le lire, n'avait guère plus retenu son attention ; un léger frémissement de ses yeux aurait pu faire croire que la domination des Giants, 2ème du championnat de football avec 13 victoires pour une défaite et un nul, allait détourner sa concentration ; les exploits du meilleur joueur de l'équipe reine de New York, Ray Flaherty, ne le divertissait pas non plus.
C'était la page de droite qu'il dévorait des yeux, celle où on apprenait que la bourse n'allait vraiment pas fort, que des entreprises fermaient leur portes les unes après les autres, que plus rien n'allait plus dans le bon sens... General Motors avait cessé en partie ses activités.
Ça allait mal aussi à la fabrique. Déjà de petites unités de production avaient été supprimées parmi les moins rentables. La concentration était dorénavant le maître mot pour espérer survivre. Dans ce nouveau modèle économique voulu par les patrons de l'usine de gâteaux secs, son poste de superviseur général n'avait plus lieu d'être ; ses déplacements aux quatre coins du pays devenaient inutiles. L'avenir incertain qui se dessinait n'avait pas plus de solutions à court qu'à moyen terme.
Pourtant ce soir, il a promis à Mary de l’emmener dîner dans un nouveau restaurant, pas encore ouvert au public, mais dont l'un des propriétaires était l'acquéreur de leur maison sur l'océan. Charlie Berns lui même leur avait adressé une invitation très personnalisée. Son associé, Jack Kriendler passerait les chercher tout à l'heure, avec sa superbe limousine flambant neuve, pour les conduire pas très loin de là, dans la 52ème rue, côté ouest, au numéro 21. En avant première, le Club 21 allait leur ouvrir ses portes.
Mary sentait bien que quelque chose n'allait pas, qu'Edgard ne lui disait pas tout. Elle lui faisait confiance cependant. Leur vie avait toujours été merveilleuse, c'est lui qui la sortit de son existence blafarde. Pour elle, il avait abandonné l'idée de reprendre un jour l'exploitation de ses parents dans les Highlands. A ses côtés elle se sentait femme aimée, désirée, choyée. Elle s'était toujours occupée du foyer puisant là sa source de liberté, s'évadant au son des notes de son piano que ses mains laissaient s'envoler vers l'océan, emportées par les vents, témoignage gracile de leur vie paisible. Mais ce soir là l'atmosphère était pesante.
Elle le voyait tendu. Le corps robuste de son mari était penché sur ce journal qu'il dévorait des yeux comme accablé par ce qu'il y lisait. Les mouvements de ses doigts trahissaient son agacement et peut être même son impuissance, ou bien alors son impuissance agacée. Son index montait et descendait le long d'un paragraphe qu'il semblait relire plusieurs fois comme pour mieux s'assurer de ce qui les engloutirait tous. Sa tête blonde semblait si lourde en se penchant sur ce journal que Mary ressentait toute la résignation d'Edgard. Il était assis dans son vieux fauteuil rouge hérité de son grand père, le patriarche des Mac Kenzie, juste un peu élimé sur les accoudoirs dont il n'avait pas l'utilité ce soir, ses coudes reposant sur ses cuisses.
Il avait mis pour l’occasion sa veste noire de « garçon de café » et sa chemise blanche dont il avait laissé les manches lui recouvrir les avant bras tout en relevant les poignets pour faciliter sa lecture ; un pantalon noir, lui aussi, marquait la sobriété dans la tenue qu'il avait choisie de porter. Sa cravate, très sombre, était à l'image des jours que le monde entier allait connaître.
Mary attendait, sereine et résignée. Elle s'était parée de sa magnifique robe rouge, celle qu'Edgard lui avait offerte quelques semaines plus tôt pour leur troisième anniversaire de mariage. Elle avait pris soin de relever ses cheveux noirs au dessus du nœud qui maintenait la robe dans son dos, un peu à la manière dont le styliste français Jean Patou présentait ses modèles. Ainsi sa nuque sensuelle apparaissait-elle douce et laiteuse.
Elle était assise au piano, tournée à demi. Elle pouvait ainsi observer son mari du coin de l’œil. Sa main pendante au bout de son avant bras gauche appuyé sur le bord du piano, elle jouait de sa main droite, de son index, quelques notes qui ne semblaient en rien troubler la concentration de monsieur Mac Kenzie ! La partition posée devant ses yeux ne bénéficiait pas de son attention.
Elle ne portait pas au cou le collier de perles qui appartint à sa mère naturelle. Les rues n'étaient pas sûres depuis un bon moment. D'ailleurs elle ne sortait plus avec ses bijoux depuis leur installation à Manhattan. Ni bracelet, ni boucles d'oreilles.
Sa très élégante robe longue rouge assurait à elle seule la mise en valeur de sa féminité, ses bras fins dénudés depuis les épaules, sa chevelure brune sur sa peau blanche. Dans le silence assourdissant et la quiétude pesante des gestes feutrés les quelques notes de musique que jouait Mary donnaient de la légèreté et de l'oxygène à cet ensemble.
Le parfum de jasmin qu'elle portait, acheté dans la dernière boutique de produits de luxe qui avait cru bon ouvrir ses portes deux semaines plus tôt un peu plus haut dans leur rue, embaumait la pièce dans laquelle se mélangeait l'élégance des notes musicales et olfactives.
Elle était éblouissante. Sa femme, celle qu'il aimait et qu'il protégeait, celle pour laquelle il jurait sur l'honneur, les poings serrés comme s'il tenait dans ses mains l'orge issue de ses terres natales de Haute Écosse.
Ils allaient bientôt partir maintenant. Le journal ne glissait plus entre les doigts d'Edgard. Sa lecture était terminée ; quelques secondes seulement, le temps d'une dernière réflexion et il inviterait Mary à prendre son bras, le sourire aux lèvres, l’œil pétillant, s'abstenant de mettre un seul doute dans l'esprit de celle qu'il pensait protéger des désespoirs de ce monde.
Il attendait le coup de klaxon de la voiture de Jack. C'est la raison pour laquelle la fenêtre était restée ouverte, et une chance qu'à cette période de décembre les températures n'avaient rien d'hivernal, pas plus de 14 degrés tout de même !
Il ne tenait pas à faire patienter son chauffeur dans la rue. Celle-ci était déjà encombrée du fait de l’achèvement de la construction de ce qui serait pour quelques mois seulement le gratte ciel le plus haut de Manhattan ; avec ses 319 mètres le Chrysler building situé à quelques pas de chez eux au coin de la 42ème rue et de Levington avenue serait supplanté dans un peu plus d'un an par une autre construction déjà commencée, l'Empire State Building, au numéro 350 de la 5ème avenue.
Comme prévu, Jack s'arrêta et klaxonna. Edgard posa négligemment le journal sur la table recouvrant le napperon blanc placé au centre ; il fermait la fenêtre alors que Mary s’était déjà levée. La porte franchie, l’ascenseur appelé arrivait. La descente rapide n’entama en rien la patience de Jack qui avait vu la lumière du 7ème étage s’éteindre.
De là où il se situait, les plafonds étaient si hauts qu’il pouvait même apercevoir le lustre par les ouvertures gigantesques de ces constructions robustes de pierres et de pilastres. Les colonnes encadraient chaque ouverture régulièrement répartie. Jack était très souriant comme s’il était sûr de l’effet que produirait sur ses invités les charmantes attentions dont ils étaient l’objet.
Ils se rencontraient pour la première fois, ni les uns ni les autres ne s’étaient jamais vus auparavant. Seul Charlie, l’acheteur de leur maison de la côte, était connu d'Edgard et Mary. Les Mac Kenzie avaient bien compris que les affaires étaient florissantes pour les deux associés mais ils n’en savaient pas plus. Ce soir ils allaient découvrir le génie des deux compères, des presque inconnus de Manhattan dont le Club 21 deviendrait rapidement un lieu incontournable pour tout ce que la nuit comptait de noctambules prestigieux, …et aujourd’hui encore. Le sourire et les yeux plissés de Jack en témoignaient.
La distance qui les séparait de la 52ème rue fut vite avalée par la puissante Pierce Arrow aux 8 cylindres. Sur place c’est Charlie lui-même qui accueillit Mary et Edgard. Après avoir félicité Mary pour sa délicieuse beauté il s’empressa de leur dire toute sa satisfaction quant à l’acquisition de leur demeure sur les plages de l’océan d’autant plus que la très ferme poignée de main que venait de lui donner Edgard l’invitait à ne pas en faire trop concernant Mary !
C’est Jack qui allait se charger de la visite de la partie visible de l’iceberg ! Le mobilier était recouvert d'épais draps blancs qui ne permettaient pas d'en distinguer ni les couleurs ni les formes. Les préparatifs pour l'ouverture officielle prévue dès le 1er janvier s'achèveraient très bientôt. Seule l'enseigne, un numéro 21 encadré de deux jockeys, marquait les esprits et resterait l'élément inchangé qui perdure encore aujourd'hui.
Parmi les quelques convives déjà sur place aucun n’avait attiré particulièrement l’attention des Mac Kenzie. Probablement qu’il ne s’agissait que de fournisseurs avertis dont la discrétion était assurée. Au fil des conversations Edgard commençait à comprendre que l’invitation dont Mary et lui avaient été destinataire ne devait rien au hasard. Son nom prestigieux de Mac Kenzie des Highlands intéressait les deux associés. Et Charlie prenait alors le relais de Jack pour une toute autre partie de la visite.
En ces temps où la prohibition sévissait les deux business men avaient trouvé le moyen de régaler leur clientèle d’alcools en tout genre sans éveiller les soupçons ; clientèle avertie cela va sans dire. Derrière une porte dérobée, l’accès à la cave. Cette porte était en fait un mur dont l’autre côté correspondait au numéro 19 de la 52ème rue. Jamais les forces de l'ordre ne soupçonnèrent quoique ce soit, même si … !
Tout était prévu, même au bar. Par un astucieux système de balancier, à l’arrivée de la police, le comptoir pivotait faisant disparaître tous les verres litigieux. Il va de soit que les approvisionnements en alcool devaient être discret, y compris en whisky écossais, pour les amateurs éclairés et fortunés.
Les yeux ébahis de Mary traduisaient sa stupéfaction. Jamais de sa vie elle n’avait rencontré autant de fourberie. Elle hésitait entre la joie amusée et le dégoût. Elle n’était pas habituée à ce genre d’attitude. Contrevenir à la loi n’était pas dans ses principes ; son éducation peut être ?
Edgard, lui, voyait cela d’un tout autre regard, comme une forme de perspective. Charlie et Jack, habitués aux affaires, l’avaient parfaitement ressenti, et leur coup d’œil complice les trahissait déjà.
Et ce fut sur cette excellente bonne humeur que la fête pré inaugurale allait se dérouler, dans les sourires feutrés, les éclats de joie et les mains posées sur les épaules des uns et des autres, et l’oubli d’un quotidien difficile. Une autre époque pouvait renaître pour ceux dont le courage ou la peur seraient un moteur.
Dans trois heures environ Edgard et Mary rentreraient de leur dîner. Le monde aura changé… en aussi peu de temps.
La Cake and Food Compagny, l'entreprise dans laquelle Edgard travaillait, aura pris la décision de fermer 90% de ses unités, ne conservant que la fabrication des rations destinées à l'armée. Tout le reste de la production ne trouvant pas de débouchés aura dû être abandonné par les dirigeants de la fabrique. Autant dire que c'était cuit pour lui et il le savait parfaitement.
En lisant dans la presse juste avant de partir dîner que le marché de l'agro alimentaire se concentrait désormais sur les produits indispensables, Edgard savait que ses sablés n'avaient plus beaucoup de temps à vivre.
C'est sûrement la raison pour laquelle ce soir là il se permit de demander à ses hôtes du Club 21 un supplément de gâteaux secs pour accompagner son café, et que lors de son digestif, il demanda un whisky hors d'âge issu de ses terres.
Sans la moindre hésitation, Jack, installé derrière le bar, s'empara de la bouteille en question et prépara soigneusement le verre qu'il déposa devant Charlie accoudé au comptoir; celui ci le prit et le tendit à Edgard en soutenant son regard. Et ce fut sur un clin d’œil malicieux et discret que monsieur Edgard Mac Kenzie scella son sort.
Le single malt sentait les fleurs et le sucre, et son goût crémeux à la fois salé et épicé donnait l'assurance à notre écossais que le caractère maritime d'orge maltée était bien celui du Dalmore des Mac Kenzie. Son verre aux lèvres, ses yeux dans ceux de Mary, il revoyait défiler les paysages verdoyants de son enfance et son visage fouetté par les embruns.
Malgré les lois sur la prohibition, malgré les difficultés économiques, la distillerie familiale connaîtrait bientôt de nouveaux débouchés vers New York. Et demain sur Manhattan se lèverait l'aube d'un jour dont la clarté 1 illuminerait l'inattendue bonne fortune d'Edgard et Mary.
Note 1 : Hopper a dit qu'il avait toujours essayé de peindre la lumière. Peut-être sa manière à lui de vivre l’optimisme.